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Il régnait une curieuse ambiance, dans la salle des profs du collège Pierre-de-Ronsard, le matin de la rentrée scolaire de la Toussaint. Pour arriver au travail, nombre de profs avaient croisé les carcasses de voitures calcinées durant les nuits précédentes et que les services municipaux n’avaient pas encore évacuées. Les Abribus étaient en miettes, le verre pilé gisait sur le bitume comme de gros grêlons après une giboulée. Des traces noirâtres d’incendie marbraient la façade de bien des immeubles. Le collège avait toutefois été épargné. Le principal Seignol arpentait frénétiquement la cour, escorté de ses fidèles Ravenel et Lambert. Lesquels étaient poursuivis par l’incontournable concierge Bouchereau, folâtrant à leurs trousses. Les héros du cartoon habituel, saisis de leur agitation aussi coutumière qu’énigmatique…
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Ce matin-là, Anna avait dû se rendre à Certigny en RER puis en bus. La collègue qui la conduisait tous les vendredis avait déclaré forfait à la suite d’une gastro-entérite… Dans le bus, parmi les passagers, la tension était palpable. Les regards étaient lourds, la petite bande d’ados, blacks et beurs, qui y avaient pris place, tout au fond du véhicule, faisait l’objet d’une surveillance larvée de la part des autres passagers. Casquette, baskets, survêt’, le teint basané, le cheveu crépu, le look de la « racaille », ils s’étaient rassemblés à l’écart, conscients des reproches muets qu’on leur adressait, et se tenaient à carreau. Collectivement frappés d’une suspicion aussi unanime que détestable. Un fossé de haine générationnelle et ethnique se creusait, paisiblement, inéluctablement.
Durant ce trajet, Anna eut le temps de parcourir la presse du matin. Des tirs à balles réelles avaient été signalés à La Courneuve, Noisy-le-Sec et Saint-Denis. Contre la BAC, les pompiers… À Aulnay, une école primaire avait flambé. L’éditorialiste de Libé, Patrick Sabatier, avait dû tourner sept fois sa plume dans l’encrier pour commenter la suite des émeutes. La presse étrangère avait parachuté ses envoyés spéciaux en Seine-Saint-Denis, comme au fin fond d’une quelconque république bananière, et les images retransmises donnaient le vertige, évoquant une véritable guerre. Jusqu’à CNN, dont les écrans avaient affiché une carte de France des plus farfelues, comme si, en sens inverse, on avait situé New York dans le Minnesota, Miami dans le Colorado, Chicago en plein cœur de la Floride…
On peut sourire des gros titres des médias étrangers…, écrivait-il dans son éditorial du 4 novembre. « Intifada du 9-3 »…, soulignait-il, avec des guillemets prophylactiques. Il y a, face à cette situation, deux erreurs dont on espère que le gouvernement… ne les commettra pas. La première serait d’entrer dans l’escalade de la violence, à laquelle certains ont intérêt – des caïds protégeant leurs trafics aux islamistes en mal de chair à jihad, sans oublier les hérauts de l’extrême droite raciste. Une répression, aveugle et désordonnée, ne ferait que donner une aura de rébellion à ce qui n’est encore qu’une manifestation de ras-le-bol contre des injustices réelles ou imaginées… On ne doit pas abandonner des zones entières à une violence minoritaire qui pourrit d’abord la vie des habitants des cités. Non plus qu’à l’autorité d’instances « communautaires » ou religieuses, au détriment de l’action courageuse de ceux, maires, médiateurs et associatifs, qui tentent, en première ligne, d’y faire vivre le pacte républicain.
Le ton était lucide. Mesuré. Clinique. Irréprochable. Anna lisait Libé tous les matins, alors que son père était accro au Monde, à ses pages austères, à sa typo rébarbative, en dépit des efforts de relookage. En page 6, Libé enfonçait le clou en relatant un épisode quasi drolatique. La télé moscovite s’était délectée à narrer la mésaventure d’un groupe de touristes russes piégés au cœur des « pogroms » (sic) de Seine-Saint-Denis. Pour un public russe, le terme était particulièrement savoureux. NTV affirmait qu’un groupe de vingt-cinq adolescents, essentiellement d’origine arabe, avait investi le car pour le saccager, alors que les vacanciers y savouraient paisiblement le thé. Anna en eut la nausée. Les plaisantins de NTV relataient-ils avec la même gourmandise les expéditions punitives menées contre les Tchétchènes, et autres Caucasiens au teint basané, « à buter jusque dans les chiottes », ainsi que l’avait promis Poutine ? Des pogroms autrement plus folkloriques, plus musclés, conformes à une tradition multi-séculaire !
Intifada, pogrom, les mots valsaient, dans l’indécence la plus totale.
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En pénétrant dans la salle des profs, Anna perçut immédiatement le malaise. Personne ne se sentait d’attaque pour retourner en classe. La confrérie des pédagogues était d’humeur maussade.
Seignol, enrhumé, bourdonnant dans son Kleenex, fonça droit sur elle.
– Ah, mademoiselle Doblinsky, pardonnez-moi de ne pas vous avoir prévenue à temps, mais ce matin, votre cinquième D est en visite médicale, ils viennent de partir avec le car pour Bobigny, désolé, vraiment désolé… si j’avais su…
Le principal s’éclipsa aussitôt, pour gagner l’autre extrémité de la salle. Il agitait ses bras, comme dans un grand froissement d’ailes, papillonnant d’un groupe à l’autre, pressé de répandre ses sucs hiérarchiques.
Deux heures de fichues. Anna haussa les épaules, résignée. Elle croisa Vidal, dont la mine blafarde trahissait des pensées lugubres.
– J’en ai ras le bol, lui confia-t-il près de la machine à café. Des années à se remuer le cul pour en arriver là… tu peux pas savoir, quand j’ai été nommé à Ronsard, en 95, c’était pas la joie. Un soir, on a été quelques-uns à repérer qu’il se passait quelque chose d’anormal dans la cour. En apparence, une simple partie de foot. Mais bon, bizarre, le match, alors on s’est approchés. Tu sais ce que c’était, le ballon ? Un petit chat ! Crevé à force d’avoir été savaté. Les intestins à l’air. On allait pas chialer pour un matou, ils pullulent dans les jardins, ils s’empiffrent dans les poubelles de la cantine, mais ça en disait long… des petits de sixième qui s’excitent à voir couler le sang, à persécuter une bestiole, à jouir de ses souffrances, où t’as vu ça, toi ? C’est rien qu’une anecdote, pas de quoi en faire un plat, je sais bien, mais ça m’avait marqué. J’y ai cru, je me suis accroché pendant des années, je me suis battu, les élèves, je les ai toujours respectés, acceptés comme ils étaient ! Et aujourd’hui, voilà, dix ans plus tard, balancer un cocktail Molotov sur un autobus, incendier une école maternelle, ça leur fait ni chaud ni froid. Je te parle même pas des gamines violées dans les caves, de toutes les affaires plus que louches que Seignol a étouffées… des Sohane qu’on a sans doute abandonnées à leur détresse. De toutes les tournantes qu’on a refusé de flairer. Alors qu’on était en première ligne pour témoigner, on s’est écrasés. On nous a fait le coup du chantage au Front national, et on a marché. On a été nuls. Ça me donne envie de gerber.
Vidal, le solide Vidal, était effondré. La voix tremblante. Il froissa son gobelet à café entre ses doigts et le projeta dans la poubelle d’un geste rageur.
– Le premier qui m’emmerde, je te jure, je lui éclate la gueule ! gronda-t-il entre ses dents.
Anna le laissa gagner la sortie, incapable de lui adresser la moindre parole de réconfort. Il s’éloigna, livide.
Monteil grillait sa Gitane près de la photocopieuse. Pensive. Réfléchie.
– Faut qu’on se réunisse, dit-elle, en s’approchant. Faut qu’on prenne position, la question est vraiment politique. Si on assure pas sur ce coup-là, on va le payer, les collègues sont vraiment inquiets ! À la FSU, on a toujours regardé la réalité en face, droit dans les yeux, alors c’est pas aujourd’hui qu’on va capituler sur les principes !
– C’est sûr, approuva Anna, faut regarder la réalité en face…
Monteil s’éloigna après avoir promis à Anna de lui soumettre un projet de tract, demain à la cantine, mais pas de précipitation, ça méritait réflexion. Une nouvelle fois, Anna acquiesça. Le seul à manifester une certaine sérénité, c’était bien Darbois. Et plus que de la sérénité. Sa sixième C avait pris le même car que la cinquième D d’Anna pour se rendre à la visite médicale. Mais telle n’était pas la raison du sourire qu’il affichait. Anna avait sorti un paquet de copies de son cartable. Darbois quitta sa chaise pour la rejoindre. Lui aussi avait lu Libé. Il étala son exemplaire du journal avec un geste de dédain. À ses yeux, Serge July et toute sa clique d’ex-maoïstes vendus au Capital, en l’occurrence Rothschild, n’inspiraient guère le respect, mais bon, bien malgré eux, ils contribuaient à diffuser une certaine vérité.
– Alors, je m’étais gouré ? demanda-t-il. On y est, les indigènes se révoltent, ce n’est pas encore l’insurrection, mais ça commence à y ressembler… Ils le font à leur manière, certes un peu fruste, mais c’est comme ça que l’Histoire avance… on n’y peut rien ! La violence s’accumule, il lui faut tout le temps pour mûrir, la vieille taupe creuse ses galeries, patiemment, très patiemment, mais quand ça éclate, tout le monde feint la surprise, alors que les signes annonciateurs, on les avait repérés depuis longtemps… enfin, pour les plus lucides d’entre nous ! Qu’est-ce que vous allez faire, à la FSU ? Encore nous bassiner avec des appels au calme au lieu de vous solidariser avec la révolte de la jeunesse ? Cette fois, l’Intifada, elle est à notre porte !
– Laisse-moi tranquille, je t’en prie, rétorqua Anna.
Le ton était si ferme que Darbois obtempéra. Prudent, il n’avait pas osé servir son petit couplet en présence de Vidal. Ni même de Monteil. Il considérait Doblinsky comme récupérable, en dépit de ses tendances crypto-sionistes. À voir. Et puis, bon, elle était si mignonne, si bandante, que ça méritait bien un peu de patience.